Mon avis :Une chronique littéraire, professionnelle du moins, et on me l'a assez répété, se doit d'être objective. Narrer les faits et les ressentis de façon impersonnelle, mettre de la distance, comme s'il était possible de réellement en mettre quand les mots et les émotions nous touchent au plus profond de nous-même et nous invitent à nous interroger avec autant de talent et de discernement sur le genre humain.
Ceux qui me connaissent savent à quelle vitesse je dévore les romans, pourtant là il m'a été impossible de tout lire d'une traite. Un mois que j'ai commencé ce roman, que je le lis chapitre par chapitre, que je suis obligée de m'interrompre pour m'approprier certaines réflexions, pour en formuler d'autres, tout simplement pour tout assimiler. Oui,
Les Fauves c'est avant tout un roman, un thriller, excellent d'ailleurs dans sa construction et son intrigue, mais on ne peut faire abstraction du sujet. C'est un roman post-janvier 2015. Un roman qui évoque la menace islamiste, djihadiste, le terrorisme, la radicalisation mais pas que. Aujourd'hui, nous sommes le 15 novembre 2015, voilà une semaine que j'ai fini le roman et il n'a cessé de me hanter depuis vendredi soir. Les idées étaient là, les mots placés sur les émotions et les sensations aussi. Mais le besoin urgent s'est fait sentir de les finaliser et de rajouter ces phrases.
Ce roman est juste génial, extraordinaire, un petit bijou de littérature. Et certainement pas parce qu'il évoque un sujet contemporain brûlant et sensationnel. Parce que c'est avant tout un excellent thriller dont l'intrigue ne cesse de se renouveler et qui nous laisse pantois jusqu'à la dernière page. L'auteure joue avec nos nerfs, manipule les personnages, renverse des situations, sans que l'on ne voit rien venir. Parce que c'est aussi un roman d'une intelligence rare, parfaitement documenté, parfaitement pensé, ce qui ne l'ancre pas seulement dans la fiction mais aussi dans la réalité.
Haiko a fondé N.e.r.f, une association qui lutte contre la radicalisation des jeunes et essaie de prévenir leur départ en Syrie. Elle est depuis peu l'objet d'une fatwa qui exige sa mort dans d'atroces souffrances. Une menace qu'Haiko prend au sérieux mais qui ne l'empêche en aucun cas de continuer sa vie et de poursuivre la mission qu'elle s'est assignée. Jusqu'à ce que Nadia, sa collègue et meilleure amie, soit assassinée. Haiko a besoin d'une protection constante et sa mère, journaliste réputée, décide d'engager des gardes du corps. La tâche reviendra à Lars, un homme tourmenté, ex-soldat qui a fait partie d'une unité d'élite en Afghanistan et qui s'est reconverti dans la protection des personnes dès son retour en France. Au fur et à mesure de sa mission, il se rend compte que l'affaire n'est pas aussi simple et surtout que sa cliente pas aussi lisse. De plus en plus de preuves l'accablent. Et si la fatwa n'était pas réelle ? Et si Haïko avait elle-même commandité le meurtre de Nadia pour détourner les soupçons ? Et si son association ne servait que de couvertures à ses activités subversives ?
Là où Ingrid Desjours dévoile toute sa science du thriller c'est qu'elle offre au lecteur plusieurs points de vue. Nous suivons tour à tour Haïko et Lars et nous connaissons pertinemment leurs pensées. Pour autant, tout n'est pas clair, Haiko semble cacher des choses, son entourage proche n'est pas net, et puis les preuves sont là, toujours plus accablantes...
Ce roman c'est donc une enquête et une course contre la mort, mais aussi le choc de deux personnalités, deux écorchés vifs qui traînent de profondes blessures. Des héros assaillis au quotidien par des fauves. Ces fauves ce sont les voix intérieures de Lars qui ne cessent de rugir dans sa tête depuis sa captivité en Afghanistan, ce sont les désirs extrêmes d'Haiko, son besoin dévorant de sexe violent, de perte de contrôle. Ce sont deux âmes esseulés en quête de rédemption, une quête absolue pour faire taire les fauves mais qui, en chemin, peut les abuser.
« Deux bêtes sauvages se font face, chacune montrant ses crocs puissants, prêtes à s'affronter dans un combat à mort. »
Pour les besoins de ce roman et pour coller au plus prêt de la réalité, Ingrid Desjours a mené un extraordinaire travail de recherche et de documentation. N'oublions pas qu'elle n'est pas seulement romancière, elle est avant tout psychocriminologue et a travaillé pendant de nombreuses année en tant que profileuse. Pour le personnage de Lars et des autres gardes du corps qui apparaissent dans le roman, elle a ainsi consulté Jérôme Saiz, spécialiste du milieu de la protection rapprochée, donnant ainsi une substance très réelle à ces anciens soldats en quête de réinsertion.
« Mon travail consiste à anticiper les dangers et les prévenir, ainsi qu'à être un rempart entre vous et un environnement hostile »
Chaque chapitre débute également par des extraits de vrais rapports, articles, témoignages qui apporte un plus à l'ancrage dans la réalité. Tout le récit est au final jalonné de réflexions profondes sur les étapes de la radicalisation, les stratégies de propagande, d'endoctrinement et d'embrigadement, les réactions versatiles de l'opinion publique, la banalisation de la violence, les problèmes de réadaptation après coup, les médias et leur course au sensationnel, la place de la femme dans la société actuelle, les gens bien-pensants qui refusent de nommer et définir les menaces sous prétexte de tolérance absolue, les amalgames, les haines et le déchaînement des passions qui sont à l'origine d'un fanatisme revanchard, de fantasmes de croisades contre l'Etat islamique, les différentes visions de la religion, le rôle des réseaux sociaux, des harcèlements virtuels qui causent des souffrances réelles...
Et au fur et à mesure de notre lecture, alors que les allusions aux fauves et aux bêtes se multiplient, on ne peut s'empêcher de penser à ces mots prophétiques de Bertolt Brecht, contemporain de la montée du nazisme :
« Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde ». On le sait maintenant, la bête est sortie et n'a cessé de grandir, à nous maintenant de prendre la pleine mesure de la menace...
Ce roman est une immense claque. Un incontournable à lire et pas seulement par les aficionados de thrillers. Un roman qui, à travers une histoire passionnante, délivre des messages forts sans jamais être moralisateur, qui pousse à la réflexion en fournissant des pistes, des profils psychologiques, en confrontant différents points de vue, en clamant haut et fort des vérités. Un immense coup de cœur, encore que ce mot soit trop faible et réducteur pour un roman aussi fort...
Des extraits qui donnent le ton :« Les islamistes ont tout compris : la psychologie de nos jeunes, leur quête de sens que la société occidentale est incapable de satisfaire et ils savent comment s'adresser à eux, les intéresser, les rallier à leur cause.
[…] Qu'y a-t-il de plus abject qu'utiliser l'innocence de ces gamins à des fins meurtrières ? »
« Impossible aujourd'hui d'allumer la télé sans tomber sur des horreurs. Qu'il s'agisse de la banalisation de la violence véhiculée par les films ou les JT, ou celle du matérialisme dans les clips et les téléréalités, tout concourt à pervertir la jeunesse, à la priver de sa candeur. Avec quels résultats ? Finalement, cette radicalisation que combat Haiko n'est-elle pas la conséquence logique de tout cela ? Comme les représailles d'une enfance qui a été volée, piétinée au nom de la loi du marché ? D'une enfance dépossédée de ses rêves, de son besoin de beauté pour mieux être lancée dans la course au pognon et à la séduction. D'une enfance qui ne va jamais assez vite ni assez bien au goût d'adultes qui n'aiment rien tant que l'instrumentaliser pour combler leurs propres béances. Des gosses forcément précoces, ou bien hyperactifs, ou bien graines de star... quand a-t-on cessé de penser qu'être juste un gamin était bien suffisant ? Comment ne pas se sentir responsable des créatures monstrueuses que nous avons engendrées à force de leur demander d'être autre chose que des enfants ? Comment leur en vouloir de se sentir si vides et dépossédés de leur propre identité qu'ils ne font plus la différence entre les jeux et la réalité, qu'ils ont développé ce que les générations précédentes ont souillé, abdiqué : une quête de sens, un besoin profond de spiritualité, de se sentir utiles, de se sentir vivre même si pour cela ils doivent donner la mort et crever prématurément. »
« Ces fous-là ne le sont pas devenus sans raison. Pris en étau, avec d'un côté une Afrique pauvre hésitant entre espoir et révolte et de l'autre une Europe aussi arrogante que déliquescente, comment ne pas vouloir tout détruire pour reconstruire un monde où ils ne seraient pas laissés pour compte ? Comment les islamistes pourraient-ils cependant concevoir à quel point leurs croyances sont aberrantes pour des Occidentaux tellement déconnectés des motivations religieuses qu'ils préfèrent envisager des explications sociétales à la radicalisation de leurs jeunes plutôt que d'y voir une quête de sens, de spiritualité ? Ils en sont incapables, et c'est précisément ce qui les rend dangereux, incontrôlables. Et ce ne sont pas les regards courroucés de l'O.N.U., ni quelques actions ponctuelles pareilles à des petites tapes réprobatrices sur les doigts d'un garnement, qui les arrêteront. Pas quand ils ont des appuis occultes si puissants que même les États-Unis semblent s'empêtrer dans une politique molle pour les combattre. Pas quand ces fous de Dieu ne vivent pas dans la même temporalité que le reste de l'humanité. Évoluant dans un monde régi par le désir de conquête, l'exigence de conversion, ils sont la brutalité et l'obscurantisme pourvus de la technologie du XXIe siècle et seule une riposte sans merci en viendra à bout... »
« Haiko ne supporte pas la trahison des jeunes générations vis-à-vis de leurs parents et leurs grands-parents. Ceux qui ont combattu avec la France, ceux qui s'y sont installés pour offrir à leurs descendants une vie meilleur, quand ces petits ingrats ne rêvent que d'argent facile et de violence. »
« Je ne suis pas en guerre contre les Arabes ou les musulmans. Je combats les fanatiques, les sectaires. C'est quand même dingue qu'on ne puisse plus s'exprimer contre le dévoiement de cette religion sans se faire traiter de facho ! »
« Je crois qu'on en a tous soupé des soi-disant échappés d'asile ou des pseudo-dépressifs pour masquer les attentats et endormir la population avec des explications nébuleuses. »
« L'opinion publique a la mémoire si courte que c'en est fascinant. »