Si un livre devait incarner la devise de ce site « audace, sensualité et magie », il me semble que ce serait celui-là, qui est souvent cité comme le chef d’œuvre de Vladimir Nabokov, même s’il est partiellement éclipsé par le parfum de scandale qui émane de « Lolita ».
Le roman est le récit d’un amour qui résiste à l’usure du temps, malgré les vicissitudes de la vie et les séparations imposées par les conventions sociales, entre deux êtres d’exception qui se découvrent et s’aiment dès le premier regard alors qu’ils ont à peine douze et quatorze ans. Cet amour flamboyant, vivace et charnel dès les premiers instants, est teinté d’inceste car Van et Ada ont le même père, Dementii, un riche homme excentrique et oisif séducteur qui a collectionné les conquêtes féminines. Sur ordre de son père, qui a découvert ses jeux incestueux, Van s’éloignera mais restera à jamais hanté par Ada, avec qui il parviendra à rester en contact grâce à un système complexe de codes secrets et de boîtes à lettres.
L’art de Nabokov réside dans la virtuosité de son écriture subjective, d’une splendide élégance et d’une inventivité foisonnante. Les personnages évoluent dans un monde romanesque, qui est une distorsion légère de notre monde « historique » présenté comme une sorte d’émanation poétique et maudite, nommée Terra, que seuls quelques cinglés tiennent pour être le monde réel. Les noms de lieux et de personnes, la géographie physique et politique font référence au monde réel mais avec des décalages et des variations qui mêlent inextricablement les Etats-Unis et la Russie, peut-être pour reconstituer la véritable patrie spirituelle de Nabokov, dont la famille, issue de l’aristocratie russe, émigra, après la révolution bolchévique, en Europe et aux Etats-Unis.
Le roman se présente comme une autobiographie composée par Van, vieillard presque centenaire dont le caractère impétueux, jamais entravé par des soucis matériels (il est né noble et riche et n’a jamais eu besoin de travailler pour vivre) lui a assuré une vie mouvementée et aventureuse (nombreux voyages, nombreux amours de passage, duels, etc.). Il se souvient et célèbre son amour pour Ada, sa cousine à peine adolescente rencontrée lors d’un séjour au château d’Ardis, qui fut son premier et seul amour véritable même s’il multiplia, durant toute sa vie, les aventures et les passades. Ada et Van forment un couple extraordinairement brillant : leur beauté, leur intelligence, leur sensualité et leur culture n’ont d’égales que leur joie et leur allégresse. Les jeux, érotiques et intellectuels, de ces deux êtres d’exception sont prétextes à de nombreuses digressions et fantasmagories sur la langue, l’art, le souvenir, le temps, etc. Nabokov joue sur la diversité des registres de langue, des codes, invente des références littéraires et multiplie les jeux de mots et les digressions (Ada est passionnée par les fleurs et les papillons tandis que Van étudie la philosophie et la psychologie) qui trouent la narration dont le temps n’est jamais pédant ou docte, car porté par l’allégresse d’une envie impétueuse de jouir pleinement et librement de la vie, au-delà de tous les interdits et de toutes les conventions.
Lucette, la soeur cadette d’Ada, est amoureuse de Van et s’introduit dans leurs jeux érotiques avec la complicité d’Ada, qui aime passionnément sa sœur et rêve de former un couple à trois. Mais Lucette, devenue jeune femme, se suicidera, dans une scène tragi-comique (racontée de manière subjective) où, ivre morte, elle se jette à l’eau depuis le pont d’un paquebot, déçue de n’avoir pu se faire aimer de Van car celui-ci, à jamais sous l’emprise d’Ada, refuse ses avances.
Après bien des péripéties, Van et Ada parviendront à se retrouver et à vieillir ensemble.
Dans ses derniers chapitres, le roman, parsemé de remarques et d’annotations d’Ada, se transforme en réflexion sur la texture du temps subjectif. Van, vieillard au corps usé mais devenu un écrivain reconnu, y dénonce l’illusion du temps qui passe (qui est une métaphore spatiale) et l’existence d’un temps objectif et scientifiquement mesurable. Il n’y a que le Présent, et des souvenirs qui sont le Passé, et dont l’intensité fait que la vie, vécue dans la plénitude des sens et de l’intelligence, est une fête dont le roman est que la célébration.
Et le roman se conclut sur l’évocation de sa vraie nature : une chronique étourdissante et chatoyante, soyeuse et changeante comme le souvenir, qui mêle et emmêle plusieurs vies et plusieurs niveaux de réalité (folie, cinéma imaginaire, monde historique et monde rêvé, fantasmes, etc.).