Walkyrie
Messages : 3358 Date d'inscription : 17/12/2012 Age : 40 Localisation : Sud Clermont
| Sujet: DE KERANGAL Maylis - Naissance d'un pont Dim 9 Fév - 20:37 | |
| Naissance d'un pontMaylis DE KERANGAL Editions Verticales Septembre 2010 Quatrième de couverture : « À l’aube du second jour, quand soudain les buildings de Coca montent, perpendiculaires à la surface du fleuve, c’est un autre homme qui sort des bois, c’est un homme hors de lui, c’est un meurtrier en puissance. Le soleil se lève, il ricoche contre les façades de verre et d’acier, irise les nappes d’hydrocarbures moirées arc-en-ciel qui auréolent les eaux, et les plaques de métal taillées en triangle qui festonnent le bordé de la pirogue, rutilant dans la lumière, dessinent une mâchoire ouverte. »
Ce livre part d’une ambition à la fois simple et folle : raconter la construction d’un pont suspendu quelque part dans une Californie imaginaire à partir des destins croisés d’une dizaine d’hommes et femmes, tous employés du gigantesque chantier. Un roman-fleuve, « à l’américaine », qui brasse des sensations et des rêves, des paysages et des machines, des plans de carrière et des classes sociales, des corps de métiers et des corps tout court. Mon avis : Maylis de Kerangal signe ici un roman contemporain follement bien maîtrisé tant sur les termes techniques, paysagers et humains utilisés que sur l’histoire racontée.
2007, Coca ville américaine, anonyme et imaginaire de Californie, Boa est un jeune maire fraîchement élu aux ambitions et à l’ego démesurés. Il souhaite le changement et lors d’un voyage à Dubai, la révélation se fait ; un ouvrage d’art gigantesque à la hauteur de sa mégalomanie, voilà qui sortirait Coca de son anonymat et lancerait une économie inexistante. Le projet est vite amorcé, un concours d’architecte et Coca est prête à lancer la construction d’un pont suspendu autoroutier outrancier d’un rouge flamboyant. Ouvriers et spécialistes cadres du monde se retrouvent sous la coupe d’un chef de chantier à l’expérience inégalée et ainsi commence une vie de chantier à travers les saisons plus difficiles à vivre les unes que les autres.
A travers des personnages hétéroclites tant par leur origine que leur caractère, Maylis de Kerangal nous raconte la construction d’un pont et la vie de chantier autant du point de vue d’ouvriers que des chefs d’équipe spécialisés. Nous suivons le Chef de Chantier Georges Diderot qui gère d’une main de maître ses 800 hommes, Summer Diamantis, la fille du béton aux allures de garçon manqué et acharnée du travail, Sanche, jeune homme spécialiste des grues, amouraché d’une "pépette" locale, Katherine, ouvrière, mère de 3 enfants et mariée à un homme paraplégique, Seamus, ouvrier rebelle mais assidu dans son travail, Soren qui fuit un lourd passé et une personnalité violente retenue, ou encore deux indiens n’ayant pas froid aux yeux, et bien d’autres… Des moments de vie partagés et mêlés, des échanges, du partage, des querelles, bref une multitudes de sentiments et d’actes qui alimentent la vie environnante hors chantier et les aléas même du chantier. On rit, on s’émeut et on bouillonne de colère face à ces protagonistes aux destins prolifiques ou tragiques.
L’auteure maîtrise son sujet, le vocabulaire est complexe, technique et adaptée. Les étapes de construction sont bien décrites, on sent que l’auteure s’est documentée, étant moi-même du métier du bâtiment et ayant eu l’occasion d’intervenir sur un chantier de pont, je n’ai ressenti aucune invraisemblance, l’ensemble est juste et réaliste. Elle évoque notamment les matériaux, les spécialités nécessaires, les notions de délais et de coût économiques de l’ouvrage, les aléas de chantier quotidiens qu’il faut vite gérer. On sent inévitablement l’ombre de la hiérarchie peser sur les épaules du chef de chantier. Cela entraîne une réflexion chez le lecteur sur ces différents thèmes ; Quels sont les enjeux ? Quel est l’intérêt par rapport au inconvénient ? Enjeux politiques, économiques et écologiques ? Certaines personnes sont forcément lésées par l’aménagement de cet ouvrage. L’économie de transport locale engendre des idées de meurtres et d’attentats qui prolifèrent. La faune et la flore ou encore les peuples autochtones sont les victimes innocentes et démunies induites par la construction de ce type d’ouvrage aménagé dans un contexte vierge et forestier…
Le tout est amené par une écriture parfois très brute (usage de mots courants limite vulgaires) mais en même temps élégante et stylisée. Des paragraphes et des phrases longs, l’Auteure se fait plaisir, joue avec les mots et les descriptions. Il faut être bien accroché à son texte pour suivre son récit, ça jongle et ça percute, les mots sont justement choisis, les effets en sont d’autant plus efficaces. Une écriture fortement empreinte donc du style original de l’auteure.
Un livre recherché, innovant et réussi. Ce n’est pas ici une lecture pour se détendre mais une lecture pour réfléchir et s’enrichir. A réserver aux personnes curieuses et aimant les découvertes littéraires originales.
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