Pour vous remercier de tous vos coms, je vous mets un extrait
Extrait de
Eclos des mots
Extrait
Chapitre 1
Le soleil qui s’insinuait à travers les fins rideaux de ma chambre interrompit mon sommeil. J’avais encore rêvé de lui… Ses beaux yeux bruns ne cessaient de me hanter. Je le voyais tous les jours, mais il n’en demeurait pas moins inaccessible. Je regardais avec morosité de ma fenêtre la vue splendide du parc, en face, et la somptueuse terrasse à mes pieds. C’était pourtant le moment éblouissant de l’éveil d’un jour d’été sur ce lieu privilégié. Simplement, je savais que seuls les domestiques étaient assez tôt levés pour en jouir, qu’assurément « ils avaient autre chose à faire qu’à bayer aux corneilles » et que tout cela ne m’était octroyé que « faute du pire ». J’étais nichée au plus haut, sous les toits dont certains pans alambiqués coulaient jusqu’à mon « chien assis ».
Je rêvassais amèrement, certaine que ces hectares d’ardoises et toutes les frondaisons majestueuses que je pouvais voir d’ici comptaient infiniment plus que moi à ses yeux. Je regardais probablement davantage tous ces biens qui lui étaient dus. Il se dressait dessus comme sur le piédestal depuis lequel il pouvait regarder le monde et se situer. De là-haut, qu’importait qu’il m’accorde un sourire poli ? Je doutais même qu’il me regarde au-delà de la tenue de soubrette qui lui permettait de m’identifier sans se poser de question. Et cela me tenaillait d’autant plus qu’à l’abri derrière son indifférence polie, moi, je pouvais le boire des yeux, m’égarer dans l’adoration, pour ensuite gémir et pleurer son absence des nuits entières.
Mais pour doucher le rêve, il me suffisait de descendre en cuisine et de prendre de plein fouet l’aigreur de Germaine, la vieille cuisinière, agacée même d’avoir tourné la tête au bruit de mon entrée. Avec ce premier regard puant du matin, je pouvais parfaitement retrouver la place qui était la mienne dans notre hiérarchie. Et pas besoin de compter sur l’amabilité d’un mot d’accueil ; on n’avait au mieux pour moi qu’une rebuffade. Je préférais l’indifférence, elle me faisait moins mal.
Ce matin-là, pensant à mon travail quotidien – laver les sols, astiquer les meubles, récurer les moindres centimètres carrés de cette somptueuse demeure – le cœur n’y était pas. La perspective de me retrouver à genoux sur le sol rugueux pour frotter inlassablement les pierres ternes, au rythme de la voix de crécelle de Germaine qui n’hésitait jamais à me sermonner : « Faites attention petite écervelée ! Ne voyez-vous donc pas les taches qui restent dans les rainures ? Et augmentez la cadence ! On ne va pas y passer toute la journée ! ». Cela provoquait déjà mon dégoût.
Était-ce cela le découragement ? Sûrement. Je me mordais la lèvre pour ne pas fondre en larmes devant tant de mépris. Je me raccrochais au sourire de celui que je voyais quotidiennement mais dont l’apparente tristesse des derniers jours m’affligeait quelque peu. Tout en cirant les vieux meubles, le doux visage d’Adrien s’imposait à moi, brutalement effacé par les rides hargneuses de Germaine qui me reprochait mon sourire parce qu’elle y voyait une moquerie à son égard. J’en avais assez de cette existence de servitude, mais je n’avais plus de parents, ni de famille à laquelle me raccrocher. C’était Mariella, la sœur d’Adrien, qui avait eu la bonté de me recueillir. De toutes les femmes au château, c’était la seule qui me considérait comme un être humain et non comme un animal tout juste doué de la capacité de parler et de nettoyer. Entrer comme servante au château me permettait de vivre près de celui en qui je voyais ma lumière au bout de la grisaille de mes journées.
C’est le soir, éreintée, le cerveau embrouillé, que l’idée de lui écrire une lettre s’imposa à mon esprit. Après avoir emprunté un des stylos sur son bureau et du papier à lettre, je regagnai ma chambre et laissai ma semi-somnolence me dicter ces mots :
« Bel ami,
Permettez que je vous nomme comme mon cœur vous ressent. Je me lance à écrire parce que je m’inquiète de vous avoir vu triste. Vous sentez-vous déjà las de tout ce qui vous attend ? Ce rôle imposé, ces charges, la vie tracée, tous ces regards sur vous qui ne s’attendent à rien d’autre qu’un prolongement de votre défunt père et de tous ceux qui vous ont précédé. Sans oublier le fils qu’on espère de vous, pour que tout se répète à l’infini dans une chaîne dont vous resterez seulement un maillon ? Vous sentiriez-vous mieux de vous savoir aimé ? C’est ce dont j’ai envie de vous convaincre ce soir. Qui suis-je ? Écoutez ce que vous dit mon cœur. Vous pourrez peut-être juger alors de sa qualité. Sachez que je vous connais bien. Je vous regarde quand vous vous croyez seul. Je suis à l’écoute, si bien qu’il me semble éprouver toutes les vibrations de votre humeur. Votre plus légère déception me blesse comme si elle était mienne. J’aimerais être celle dont l’entrée éveillerait votre regard, celle qui pourrait effacer du doigt sur votre joue l’ombre d’un souci. C’est simple : j’aimerais ne vivre que pour vous et que mon regard émerveillé vous soit un miroir où regarder le monde.
Votre cœur aimerait-il s’appuyer sur ma fragilité aimante ?
S’il souhaitait faire écho à ma voix, peut-être pourrait-il s’épancher lui aussi. Vous laisseriez alors votre réponse dans une sorte de niche du mur d’entrée, près du pilier droit du portail. Un lieu discret puisqu’il est caché par le départ de la haie de buis. Si j’y trouve vos mots, c’est à cet endroit que j’y déposerai mes réponses.
J’aimerais être votre sourire,
Elle ».
J’avais hésité quelques instants avant de signer la lettre d’un pseudonyme, mais je me dis que c’était peut-être la seule solution pour exister un peu à ses yeux.
Je laissai cette première lettre bien en vue sur son bureau. Durant les quelques jours qui suivirent mon geste audacieux, le temps sembla s’écouler encore plus lentement qu’à l’accoutumée. Chaque fois que je me rendais à cette cachette et que je la découvrais vide, la tristesse m’emplissait tel un anesthésiant et seule la promesse du lendemain peut-être accompagnée d’une réponse me réjouissait un peu.
Un matin, alors que tout espoir m’avait quittée, je me rendais mue par un automatisme à la niche secrète, celle-ci renfermait une lettre soigneusement pliée en deux. Le cœur battant, je la saisis d’une main tremblante. Comme j’allais déplier la missive, un bruit arrêta mon élan. Je ne savais pas de quoi il s’agissait mais l’instinct me dit de retarder la découverte de sa réponse. Je la dissimulai soigneusement dans mon tablier et remontai presque en courant vers le château. Ce jour-là, je me livrais à mes tâches routinières avec un empressement inhabituel, ne demandant qu’une seule chose, que la lune d’argent se lève et se fasse la gardienne de ma joie. (…)